Zoé a déjà beaucoup trop pleuré.
Ce matin, elle ne verse pas une seule larme lorsque elle descend sur la place du village, ameutée par le tocsin, hébétée par les hurlements suraigus de la trompettaïre :
- Ils sont morts, ils sont morts ! Nos pauvres soldats sont morts !
Les yeux de Zoé se ruent vers le bas de la feuille, sur la liste frappée du bleu du blanc et du rouge, clouée au tronc du marronnier.
A la lettre “ V ”, elle ne sent plus son sang battre au creux de son sexe.
Chaque fois qu’elle le nomme son Victor, le désir se coule en elle, des cheveux jusqu’au ventre. De l’intérieur des seins aux profondeurs des cuisses. Elle ne lui en a jamais rien montré. Elle attendait les fiançailles, prévues pour l’été prochain. Confiante et patiente. Son père lui répétait toujours qu’il ne faut jamais se précipiter pour se donner à un homme. Quel qu’il soit.
Elle aimerait tant ne l’avoir jamais écouté.
Là soudain, le néant devant ce prénom, “Victor” et ce nom, “Vivès”, mort pour la
Zoé laisse tomber la tête sur sa poitrine. Le haut de son front va heurter l’arbre d’un petit coup sec et mat.
Un filet de sang lui coule sur les pommettes avec lenteur. Il se faufile doucement vers la bouche et se mélange à la salive qui perle de ses lèvres anéanties de douleur.
Sans prévenir, l’orage commence à inonder la place.
L’affiche frissonne un instant contre l’écorce plissée. La pluie rend presque aussitôt illisibles les noms des soldats disparus. Du bout du doigt, Zoé dépose un baiser sur le papier détrempé. Elle se signe trois fois avant de remonter rejoindre sa mère et ses s***rs.
Victor Vivès était né au village comme elle. Un jour de décembre 1894.
A quelques heures près, ils auraient pu être jumeaux. L’enfance les avait tenus si proches que personne ne la croyait lorsqu’elle répétait d’un sourire bleu-Verdon :
- Je ne suis pas sa s***r, il n’est pas mon frère.
Ces mots prononcés, Zoé délaissait les curieux et s’éloignait en sautillant sur un pied comme à la marelle. A l’intérieur d’elle-même roulait un murmure rond en forme de refrain : Victor, tu es ma vie, tu es mon ange, mon lilas mauve et mon caramel.
Personne ne pouvait rien savoir de cet amour qui l’unissait à son Victor.
A l’école comme aux champs, c’est ce garçon et lui seul qui nommait le monde et donnait sens à l’existence.
Zoé titube sur ses sabots de buis.
Elle ne retrouve plus leurs traces sur ce chemin pavé de galets qui mène à
la chapelle. Ils l’ont remonté tant et tant de fois avec Victor qu’hier encore, elle savait en reconnaître chaque grain de poussière, chaque grincement de porte, chaque odeur offerte. Elle pouvait s’y frayer sa route en se bandant les yeux.
Ce matin, Zoé n’arrive plus à avancer. Il lui manque ce pas clair qui les conduisait vers leurs demeures, tout en haut du village, au pied des rochers ivoire. Zoé ne pleure pas. Assise sur le rebord de la fontaine, Zoé a froid. La pluie dévale des ruelles et lui gifle les joues. Le fichu noir qui enveloppe ses épaules n’est plus qu’un drap lourd baigné de cris sourds. C’est la plainte des femmes du village happées comme elle par la fureur du deuil. Par le tumulte de cette sale guerre.
Les yeux fermés, Zoé attend que le flot des ruisseaux gris la submerge et l’emporte vers le vallon, vers ces vergers où les fruits pourriront sur branche cette année. Elle en est sûre. Aucun arbre ne peut rien donner sans Victor. Zoé veut aller mourir au pied des vignes et des poiriers, près des ronciers de mûres qui accueillaient leurs jeux après l’école. Elle n’espère plus rien d’autre que se mélanger à jamais au déluge. Pour que cesse la brûlure qui gronde partout en elle et résonne dans chacune de ses cellules.
L’orage file. Il fuit vers l’ouest. Les ruelles retrouvent le calme.
Les toits étalent leurs tuiles roses vers l’arc en ciel. Le village s’allonge en silence sous la douceur de mai.
Le tocsin a cessé. Zoé se remet à marcher.
Devant la maison, ses deux petites s***rs jouent à saute-mouton. Elles s’agitent et chantonnent dans les flaques. A l’intérieur, sa mère est assise face à la fenêtre et attend, les mains sur le ventre. La table est mise.
Zoé n’a pas faim. Elle se contente de la prière, debout face à l’assiette. Puis elle s’échappe à petits pas. Sans une parole, sans un regard pour la veuve qui commence à laper sa soupe, les yeux fixés au ciel à travers les vitres.
Depuis la noyade de son père il y a trois ans, Zoé a appris que désormais les mots manquent ici-bas. Ils sont devenus vains pour dire l’insoutenable vide, l’insupportable absence. Pour clamer son amour aux disparus.
Zoé se tait, se signe et monte dans sa chambre. Affalée en boule sur son lit, elle s’en va rejoindre son Victor.
L’après-midi commence avec le trissement des hirondelles. Elles chassent et se déchaînent entre les façades. Zoé devine leurs arabesques de gouttière à gouttière. Elle imagine leurs petits. Ils attendent la becquée en tremblotant au fond des nids.
Elle se souvient du temps où Victor l’emmenait au sommet de la falaise qui surplombe le village. De ce promontoire rocailleux, il lui nommait chaque colline, chaque vallon. Il lui racontait l’histoire de chaque hameau voisin.
Victor n’avait encore jamais quitté le canton mais il lui parlait aussi du décor tapi derrière les crêtes et bien au-delà. Il savait décrire tous les contours de l’invisible, là-bas, vers la mer. Il les faisait apparaître et danser sur le bout de ses lèvres et de ses doigts.
Il en récitait les noms. Sacrés comme des v***x. Dorés comme des rêves. Sainte-Baume. Sainte-Victoire. Marseille. Amérique.
Alors, il lui suffisait de regarder au loin pour qu’elle se sente décoller à ses côtés comme un oiseau migrateur.
Dans sa main droite, Zoé tient son petit cartable en cuir. Le dernier cadeau de Victor.
Avant de ressortir, elle y a glissé ses lettres du front et ses poèmes d’avant la guerre. Puis elle est montée vers la falaise. Sa main gauche serre jusqu’au sang son crucifix nacré.
Zoé cligne des yeux face au ciel, les pieds nus accrochés au rebord des rochers gercés. Le corps cramponné aux rafales qui la coupent du vide. Elle a voulu rejoindre le point le plus haut du village pour sentir l’indicible la submerger, l’anéantir, la gommer à jamais du paysage.
A chacun de ses pas vers le haut des ruelles, Zoé a tenté de s’ôter de tout ce que le monde pouvait encore offrir comme espérance. Elle a bouclé tous les accès aux promesses du siècle naissant. Elle a jeté à terre les passes de l’horizon et n’a plus guetté que sa seule chute.
Agrippée à sa mémoire, Zoé tremble maintenant comme une bête épuisée. Elle se rappelle l’allée de marronniers, les amandiers sur les terrasses, le portail bleu de l’école et la pierre glissante à l’entrée du chemin de Saint-Sauveur. Cette pierre blanche et lisse, Victor l’appelait l’escouranche.
Zoé revoit les parties de quilles près des tilleuls, les bavardages devant l’église après la messe et les premières pêches de vigne croquées avec lui entre les ceps.
Elle goûte encore le suc de ses baisers mouillés, à l’abri des cabanes. Ils la laissaient clouée sur place par la grâce.
Zoé en frémit toujours au creux de sa chair. Malgré l’immensité de l’absence. Malgré le tocsin qui lui déchire la poitrine même si les cloches se sont tues depuis longtemps.
Lorsque Zoé ouvre à nouveau les yeux, le crépuscule la cueille avec ses frôlements d’insectes et ses pâleurs de fantôme. Il l’enveloppe de sa cape de bourreau sûr de son droit. Sans son Victor, elle redoute cette implacable et soudaine plongée vers l’obscurité.
Il est désormais trop tard pour accrocher ses cils et ses pupilles au moindre fêtu de ciel clair. Alors, elle cherche à s’éloigner de ce promontoire où ne se dessine plus que l’horrible brouillon du malheur.
Zoé tourne le dos à la fraîcheur qui rode au bord du précipice. Elle s’appuie aux rochers tièdes pour se remettre en route vers sa maison. Comme au ralenti, elle fraie à travers les jeunes chênes et les massifs de romarin en fleurs, en s’attardant sur chaque senteur de la colline. Lorsque ses sabots dérapent sur les cailloux, elle se retient aux herbes sèches ou aux buissons. Zoé ne voit plus ce qu’elle touche. Elle sait que les orties et les ronciers la guettent, plus bas au bord du sentier. Il n’y a donc pas encore danger à s’agripper aux bras des bosquets.
Personne sur son passage à l’entrée du village. Rues vides. Murs muets. Jardins désertés. Pas un porche qui s’agite. Pas une porte qui se referme sur quelque bigote attardée. Pas le moindre chien à l’affût d’une carcasse lancée des fenêtres. Plus une seule voix qui perce à travers les murs et les volets. Zoé se souvient du silence forcé des parties de cache-cache une fois la nuit tombée. Ce soir, rien à voir. Rien de rien.
Nul chuchotement pour la guider de remise en recoin, de ruine en buisson. Disparue l’impatiente légèreté de la recherche. Plus de décompte à voix haute, plus de “ ça y est ! “. Elle ne retrouve que paroles éteintes et cris de triomphe évanouis. Pour la première fois de sa vie, Zoé se prend à respirer comme si l’air de son village lui était étranger.
A l’intérieur de sa maison natale, elles sont déjà au lit. Toutes les trois. Ses petites s***rs comme sa mère. Au début de la guerre, maman a déménagé son grand lit de l’étage et s’est installée en bas, face à la cheminée. Elles y dorment ensemble. Chacune trouve sa place dans l’intervalle offert par les deux autres. Souvent, lorsqu’en pleine nuit ses insomnies la poussent hors des draps, Zoé déambule dans le noir et vient se rapprocher du feu. Elle les retrouve enlacées ou emboîtées en chien de fusil. Parfois, leurs mains se touchent au dessus des couvertures. Elles reposent sur le dos, apaisées comme si le sommeil les avait figées en douces gisantes pour des mois et des années.
Lorsque la guerre a éclaté, Zoé a pris la chambre libérée par sa mère à côté du grenier. Elle ne supporte plus de partager son espace depuis que Victor s’en est allé pour le front. Et puis aujourd’hui, ses 22 ans lui pèsent. C’est comme s’ils comptaient double. Elle a besoin d’un peu de paix. Elle l’a dit à ses s***rs. Surtout qu’elle est devenue institutrice au mois d’octobre. A présent, il lui faut du calme après la classe.
Debout près de l’entrée, Zoé leur adresse un dernier baiser en ouvrant sa main. Elle arrondit les lèvres et souffle doucement sur sa paume.
La mélancolie lui envahit le ventre car elle sait bien qu’au delà de la porte, elle ne les reverra plus jamais.
Zoé sera déjà loin lorsque sa mère ira trouver la trompettaïre qui donnera l’alerte. Sa voix de crécelle et son instrument maigre comme un jouet de bébé n’y pourront rien. Le chagrin de ses élèves non plus. Passée l’allée de marronniers, passées les terrasses aux amandiers, Zoé ne pourra plus se retourner. Personne ne saura l’arrêter puisque son grand amour est parti.
Zoé marche maintenant bien au-delà des hameaux et des montagnes que lui nommait Victor. Elle franchit des crêtes et passe des plaines encore épargnées par la guerre.
Tous les bourgs, tous les villages traversés se ressemblent comme des frères. Plus un homme vaillant dans les champs. Plus un pantalon de velours sur les marchés. Seuls quelques vieillards raclent encore leurs cannes d’allée en allée, de maison en maison. Ils traînent leur ennui et leur ranc***r autour des places poussiéreuses. Accroupis en petits cercles, les enfants fouettent en chantant de grosses toupies multicolores. Les halles comme les écoles ne résonnent plus que de voix claires et haut perchées.
Partout, des feuilles clouées aux troncs des platanes, des tilleuls ou des acacias avec du bleu blanc rouge et du crêpe noir autour.
A chaque village, Zoé s’approche des arbres et déchiffre. Adrien, Édouard, Gabin, Louis, Arthur... Quelques Victor aussi.
Lorsque la paix reviendra, les noms et les prénoms des soldats sacrifiés rejoindront les monuments de pierre grise. On les fleurira une fois ou deux l’an et puis c’est tout. Jusqu’au prochain massacre.
Zoé avance maintenant dans la grande ville. Partout, des hommes aux regards las et tristes. Elle ne comprend rien à leurs accents ni à leurs langues. Elle ne reconnaît pas leurs uniformes. Elle n’a peur ni des béquilles ni des moignons. Ni des larges bandes tachées de rouge qui ornent leurs fronts.
Plus loin, sur les trottoirs, une armée de photographes et de camelots l’accoste et la bouscule en parlant fort. Zoé n’attend pas grand chose de leurs boniments et de leurs flatteries. Elle cherche le port. Le grand port de Marseille. A coup sûr, ils vont la renseigner. Peut-être lui proposer de l’accompagner. Elle veut trouver les quais dont lui parlait Victor. Ces quais d’où l’on embarque pour l’Amérique et pour le monde entier.
Alors elle finit par accepter qu’un tout jeune homme la rapte, la prenne en vitesse par la taille et lui montre le chemin.
Promis, il va la conduire jusqu’à la mer. C’est son but à lui aussi. Elle ne comprend pas pourquoi il s’agite en pleine rue comme un brin de paille décolorée. Elle le suit pourtant sans une once d’effroi. Il est beau, il sent bon, il n’a pas encore vingt-cinq ans. Elle en est sûre.
C’est bien jeune pour tant de peur.
Elle lui demande si c’est encore loin. Il assure que non en se retournant sans cesse sur ses pas. Zoé veut savoir comment il s’appelle et d’où vient cette angoisse sur son visage. Il lui répond qu’elle ne va pas tarder à savoir.
Alors que le paquebot s’éloigne en silence des lumières dorées de Marseille, Zoé l’écoute raconter que ce matin, les gendarmes sont venus le chercher pour remplacer son frère tué au front.
Il les a entendus ordonner à sa mère d’aller le réveiller. Lorsqu’elle a tapé à sa porte en hurlant “ Victor, Victor ! “, il s’est enfui par la fenêtre de sa chambre.